La Chapelle du Carmel nous accueille, comme chaque année maintenant, pour ce concert d’hiver qui nous vient du soleil.
Les 14 et 15 janvier, vous avez pu entendre des morceaux de musiciens ibériques tels Francesc Valls, Joan Cererols, Joao Rodriguez Esteves et bien d’autres.
Notre chef, Graham O’Reilly est toujours heureux de vous proposer des oeuvres peu connues et là encore, il nous a concocté un programme hors du commun.
A propos de Joan Cererols
Vers 1626, alors qu'il entre à l'école de chœur Escolania
de Montserrat, Joan Cererols prend ses premiers cours de musique sous la direction du père Joan Mars, célèbre organiste. Le 6 septembre 1636, alors âgé de dix-huit ans et après dix ans à l'Escolania, Cererols est admis comme novice à l'abbaye de Montserrat. En 1648, il visite Madrid où il pourra rencontrer la nouvelle génération des musiciens de l'époque.
À son retour à Montserrat, la même année, il est confirmé comme membre de la communauté monastique et nommé maître de chapelle. En 1658, à la mort de son maître, Joan Cererols devient chef de chœur de son monastère. Il reste maître de chapelle jusqu'en 1678 et chef de chœur jusqu'à sa mort en 1680.
Parmi ses compositions, il faut noter son Requiem, également appelé Missa pro defunctis, composé pendant la grande peste qui a ravagé Barcelone entre 1650 et 1654, et la Missa de Batalla qui célèbre la conquête du royaume de Naples.
A propos de Francesc Valls
On ne sait pratiquement rien sur la naissance et la formation de Francesc Valls. On pense généralement qu'il est né à Barcelone et qu'il a pu étudier avec le maître de la cathédrale Juan Barter. Il aurait par la suite été maître de chapelle de l'église paroissiale de Mataró et se trouvait en 1688 à la Cathédrale Sainte-Marie de Gérone. Il a été nommé maître de chapelle de Sainte-Marie-de-la-Mer en 1696 et le 7 décembre de la même année, il a remplacé à la Cathédrale de Barcelone Juan Barter qui partait à la retraite. Le 5 décembre 1706, à la mort de Barter, il a réussi à être nommé à perpétuité. Il s'est retiré en 1726, tout en continuant à être le propriétaire de la place jusqu'à sa mort.
La critique le considère comme un compositeur clef pour la musique catalane et plus généralement espagnole de l'époque, tant pour le lieu où il exerçait (la Cathédrale de Barcelone) que pour la connaissance qu'il avait des nouveaux courants musicaux en France, en Italie et en Allemagne. Outre une importante œuvre sacrée, il a écrit une série d'ouvrages théoriques regroupés sous le titre de Mapa Armónico Práctico, dont les deux œuvres de ce concert sont extraites.
Le Portugal au XVIII ème siècle
Dans les dernières années du XVII ème siècle, de l'or fut découvert au Brésil. Son arrivée garantissant un revenu considérable et régulier, tous les aspects de la vie politique, sociale et économique du pays furent complètement bouleversés en quelques années. Entre 1713 et 1715, la série de traités qui constitue la Paix d'Utrecht conduisit à la fin des prétentions espagnoles sur le territoire portugais. C'est ainsi que, dès ses premières années, le règne de JoãoV (1707-1750) fut placé sous le signe de la prospérité et de la paix. Les arts entrèrent dans une période de plein épanouissement.
JoãoV déploya des moyens considérables pour construire Lisbonne et la Chapelle royale, en s'inspirant de Rome et de la Basilique Saint-Pierre. Durant tout son règne, la Chapelle royale, placée sous sa protection personnelle, ne cessa de gagner en importance. En 1740, elle dominait les autres églises du royaume, tandis que son chapelain était nommé Cardinal patriarche de Lisbonne. C'est à la lumière de cette priorité absolue dévolue à la Chapelle royale dans la politique du roi et de sa propre dévotion à la musique plus que tout autre art, que nous devons comprendre quelles étaient ses priorités musicales. Il s'agissait de favoriser la dévotion divine par une musique d'un niveau similaire à celui pratiqué au Vatican, voire plus élevé. Trois éléments fondamentaux peuvent être associés à cette politique : la création d'institutions d'enseignement, les bourses d'études pour les jeunes musiciens leur permettant de se perfectionner à Rome, et l'engagement de musiciens italiens. En 1713, le Séminaire patriarcal fut créé dans le but précis de donner une formation de pointe aux musiciens destinés à la Chapelle royale. António Teixeira (1707- ap.1770) partit pour Rome vers 1706, João Rodrigues Esteves fut le troisième. Ces musiciens devinrent à leur tour respectifs des compositeurs phares. À partir de 1719, le roi imposa le rite romain à la chapelle. Il ordonna l'acquisition des livres liturgiques, des partitions nécessaires et fit venir des musiciens chevronnés du Vatican. Ne se satisfaisant que des meilleurs, il parvint à s'associer le concours du maître de chapelle de la Capella Giulia, le célèbre Domenico Scarlatti (1685- 1757) comme compositeur de cour de 1719 à 1729.
A propos de João Rodrigues Esteves
La période baroque est généralement connue pour son ostentation. Pendant le règne de JoãoV, cet aspect s'exprimait particulièrement lors de célébrations religieuses grandioses comme le 22 octobre 1730, lors de la consécration fastueuse de la Basilique de Mafra. Dès 1719, une tradition annuelle d'une grande cérémonie religieuse était en place pour l'Action de Grâce de la Saint Sylvestre, en l'église de São Roque. Célébrée avec pompe par les musiciens de la chapelle royale de l'église patriarcale, ces solennités se déroulaient en présence de la famille royale. On y chantait un Te Deum faisait appel à un effectif exceptionnellement riche de quatre ou cinq chœurs et d'un orchestre important. Ce sont là les principales indications contextuelles qui peuvent nous permettre de considérer le travail de João Rodrigues Esteves. D'après les dates qu'il apposait lui-même de façon systématique sur les partitions qu'il avait composées, nous savons qu'il partit pour Rome en 1719 pour ne revenir qu'en 1726. Il était alors déjà certainement jeune homme car son travail atteste d'une formation solide et de qualité au Séminaire patriarcal. À son retour, Esteves devint professeur de cette institution et très certainement à partir de 1729, il remplaça Domingos Nunes Pereira comme maître de chapelle à la Cathédrale de l'Est de Lisbonne (aujourd'hui la Cathédrale de la ville). Le Roi et ses musiciens portaient Esteves en haute estime. À titre d'exemple, un document rédigé dans les années 1720 par la Chapelle Royale et préservé à la bibliothèque Ajuda de Lisbonne nous indique que sa Missa a 8 vozes continuait à être chantée à la Chapelle Royale alors même qu'il était à Rome. Par ailleurs, la bibliothèque du Palais des Ducs de Bragança (la famille au pouvoir), conserve plusieurs psaumes, entre autres un Miserere a 8 vozes chanté pendant la Semaine Sainte.
Malgré la grande quantité de partitions et de documents perdus lors du tremblement de terre de Lisbonne en 1755, un corpus important de l'œuvre de Rodrigues Esteves est toujours en notre possession, datant notamment des années 1720 et 1730 et comprenant un nombre considérable d'autographes. La dernière œuvre datée remonte à 1751, peu avant sa mort présumée. La production de Rodrigues Esteves est uniquement consacrée à la musique sacrée. Il n'a jamais écrit pour orchestre seul. Si certaines œuvres se chantent a capella, la majorité comprend un continuo. De façon générale, il écrit pour deux chœurs de quatre voix chacun, avec ou sans soliste, tout en faisant parfois appel à d'autres instruments. Le Miserere a 12 vozes constitue sans doute une des œuvres les plus grandioses d'Esteves. Daté de 1737, il fut très certainement utilisé lors de la Semaine Sainte de cette même année. Quant à son Stabat mater qui comporte de nombreux passages solo, on peut estimer, d'après les éléments stylistiques, qu'il fait partie de ses dernières productions. Plusieurs importantes bibliothèques comme celle d'Evora, d'Elvas et de Viseu (ainsi que de la Vila Viçosa à Bragança) ont préservé les œuvres d'Esteves, comme autant d'éléments accréditant la notoriété du compositeur de son vivant même.
A propos de Domenico Scarlatti
Compositeur baroque et claveciniste virtuose italien, né à Naples le 26 octobre 1685 et mort à Madrid le 23 juillet 1757 Dominico Scarlatti s'est installé au Portugal en 1720 comme maître de chapelle de la Chapelle Royale. Il est ensuite devenu le maître de clavecin de Marie-Barbara de Bragance, princesse royale, fille aînée du roi JoãoV, qui devait épouser en 1729 le futur roi d'Espagne Ferdinand VI . Il la suit à Séville, puis à Madrid et à Aranjuez. C'est là, au service privé de la maison de Marie-Barbara, qu'il termine sa vie, ayant composé plus de 550 sonates pour clavecin d'une originalité exceptionnelle, et pour la plupart inédites de son vivant, qui le posent comme l'un des compositeurs majeurs à la fois de l'époque baroque et de la musique pour clavier. Son Te Deum à 8 voix a été composé, soit pour une grande fête dans la ville de Lisbonne en 1721, soit pour le double mariage de Maria-Barbara avec le futur roi d'Espagne, et de son frère Don José avec Maria Virroria, infante d'Espagne. Cette « Échange de princesses » a eu lieu à Vila Viçosa, résidence des Bragança, famille royale du Portugal en 1729.
Du style : Rome et Lisbonne
Esteves a dû apprendre plusieurs styles de musique pendant son séjour à Rome. Le plus utilisé était connu sous le nom de stile concertato, une combinaison de polyphonie pure alla Palestrina et de sections homophoniques. Depuis la fin du XVI ème siècle ce style, particulièrement approprié aux compositions pour double chœur, représentait la lingua franca de la musique sacrée italienne. Exemple de ce style, la Missa a 8 vozes (chanté par l'Ensemble Vocal de Pontoise il y a 2 ans), écrite à Rome dès 1721, deux ans après son arrivée et immédiatement envoyée à Lisbonne pour y être jouée. Elle atteste du degré de maîtrise d'Esteves en matière de contrepoint et de sa fine appréciation des coloris vocaux. C'est à ce style qu'appartiennent les tutti dans les Répons pour les matines de Noël, avec leurs grandioses échanges entre les deux chœurs.
Tout à l'opposé figurait le style « moderne » d'Alessandro Scarlatti avec lequel Esteves aurait étudié à Rome. On sait qu'il revint à Lisbonne avec bon nombre de morceaux du maître copiés de sa propre main. C'est à cet autre style qu'appartiennent des versets très élaborés quasi-opératoires, notamment ceux des Quem vidistis pastores et O magnum mysterium. Esteves réserve le style « romain » aux moments les plus majestueux, tels que le début du Verbo caro factus est ou le salut à la Vierge du Beata Dei genitrix.
Les harmonies chromatiques hautement colorées et les brillants phrasés illustrent parfaitement ce qui était le plus en vogue dans la composition italienne – ce qui précisément convenait à l'oreille du Roi JoãoV. Le théoricien Bernardi baptisa ce mélange le stilo più sollevato. Par-là, il signifiait une musique où, pour accroître l'intensité émotionnelle, la polyphonie était associée au langage chromatique intense des nouvelles pratiques musicales.
NB : un répons est à l'origine un chant alterné entre un chantre soliste et un chœur, utilisé dans un office liturgique, et participant en particulier du chant grégorien. Cette forme qui remonte aux premiers siècles du christianisme devint musique savante, à la suite du développement de la polyphonie, depuis la Renaissance. L'Office de Matines du jour de Noël est divisé en trois « nocturnes » – les deux premiers avec chacun trois répons, et le troisième avec deux répons et un cantique – ici, le Te Deum.
Cori spezzati
Qu'il s'agisse de la tradition italienne ou portugaise, les possibilités acoustiques étaient exploitées par un usage spécifique de l'espace. Bien que l'usage de cori spezzati soit essentiellement associé à San Marco, à Venise, il était tout aussi communément utilisé à Rome, où son potentiel fut poussé à ses limites extrêmes par Benevolo ou Pitoni (certainement un des professeurs d'Esteves), avec des pièces à quatre ou même six chœurs. Lors des jours de fête et autres occasions spéciales, il était de coutume d'entourer l'espace d'estrades sur lesquelles se tenait un chœur de quatre chanteurs, un orgue et un violone ainsi qu'un chef d'orchestre-assistant debout près de l'organiste qui assurait la cohésion en battant lui aussi la mesure. Même si chaque groupe était qualifié de coro, il n'y a que coïncidence avec la traduction moderne « chœur ». Aujourd'hui, plusieurs chanteurs exécutent une même ligne vocale. Ce concept est pratiquement inconnu avant 1730 tant en Italie qu'au Portugal.
Si un mæstro décidait de faire appel à huit chanteurs supplémentaires lors d'un jour de fête (entendons, en plus des huit qu'il avait déjà) dans le but de créer un effet acoustique tout particulier avec huit autres voix, il devait écrire ou faire écrire une pièce pour quatre Cori. Si, par malchance, le délai était trop court ou que pour quelque raison que ce soit il ne parvenait pas à trouver une musique convenant à ces huit chanteurs supplémentaires, il pouvait recopier des parties des chœurs doubles pour les répartir entre les huit chanteurs séparés en groupes placés à distance l'un de l'autre. Jean Lionnet a mis la main sur plusieurs œuvres ainsi réalisées avec, par exemple, un seul exemplaire des parties séparées pour Coro I et trois pour Coro II. Ce qui veut dire que le Coro I, qui comporte habituellement à la fois les sections solo et ripieno (tutti), était chanté par un quatuor alors que le Coro II, qui ne comporte que des sections ripieno, l'était par trois quatuors situés en trois lieux différents, chacun étant sur sa propre estrade accompagné de son propre continuo.
Les instruments du concert
En ce qui concerne le choix des instruments du continuo, c'est la pratique ibérique dans laquelle il inclut toujours une harpe et un instrument mélodique (aujourd'hui un violoncelle) ainsi qu'un orgue qui a été retenue. Généralement, la harpe et le violoncelle accompagnent un chœur tandis que l'orgue suit l'autre.
Graham O'Reilly a souhaité préserver cet aspect du monde sonore portugais, de façon à pouvoir accorder à chaque groupe une identité distincte, même si cela ne semble pas faire partie des caractéristiques romaines pures pratiquées alors.