La dualité du Cantique des Cantiques
Il fallait bien 2 lieux et 2 dates pour célébrer ce fameux « Cantique des Cantiques », suite de poèmes et de chants d’amour entre une jeune fille et son amoureux, où la sensualité et l’exaltation de la beauté sont omniprésents…
Le dimanche 8 avril en l’église St Denis de Méry sur Oise (en partenariat avec les amis de St Denis)
Le samedi 14 avril en l’église Notre Dame de Pontoise.
Métaphore biblique (les livres poétiques de l’Ancien Testament), allégorie de l’histoire d’Israël ? Ce recueil a fait couler beaucoup d’encre et a inspiré bon nombre de compositeurs par son côté profane .
Notre chef de choeur et musicologue Graham O’Reilly, par ce Concert particulier, a voulu rendre hommage au printemps qui éveille tous les sens et fait exploser cette nature luxuriante au sortir de l’hiver.
« Osculetur me osculo oris suoris sui
Qui a meliora sunt ubera tua vino,
Fragrantia unguentis optimis
Oleum effusum nomen tuum
Ideo adulescentulae dilexerunt te »
« Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche
Car ta poitrine est meilleur que le vin,
Ton odeur, le meilleur des parfums,
Ton nom, une huile qui déborde ;
C'est pourquoi les jeunes filles t'aiment. »
Tallis et Byrd, l’approche de la renaissance anglaise
Thomas Tallis et William Byrd sont probablement les deux compositeurs les plus importants de la Renaissance en Angleterre. Thomas Tallis est mort à Greenwich en 1585. Il devait avoir environ 80 ans et, en qualité de musicien de la Chapelle Royale anglaise, il avait consacré plus de la moitié de sa vie à la couronne. C'est donc non moins de quatre monarques, avec chacun leurs besoins politiques et artistiques qui eurent un effet significatif sur la production musicale de Tallis.

Thomas Tallis
La première des deux pièces chorales de Tallis de ce programme datent probablement du règne d'Henry VIII. Le climat religieux à la cour impose un certain conservatisme, et surtout de respecter les canons catholiques. Ainsi l'Alleluia regarde indubitablement vers la tradition du Moyen-Age par son traitement contrapuntique et rythmique. Retrouvé dans un manuscrit de pièces dédiées à la Vierge, il se peut qu'il s'agisse du répertoire de l'église londonienne de St Mary-at-Hill, où Tallis était employé dans les années 1537-38, probablement en tant que directeur de la musique et organiste. Cette église a la particularité d'être située à 100 mètres de la cathédrale Saint-Paul, et les gentlemen du chœur de la cathédrale venaient souvent y chanter. Tallis avait donc à disposition des chanteurs aguerris pour expérimenter ses compositions et celles de ses contemporains.
L'Hymne Jesu Salvator Sæculi utilise quant à lui le procédé de l'alternatim entre le plain-chant à l'unisson et les parties polyphoniques. Mais, même dans ce cas, le plain-chant reste présenté au soprano, quelque peu agrémenté et adapté. La pièce est certainement destinée à la chapelle royale durant les années 1560-70. Même durant ces années (après l'accession au trône d'Elizabeth Ière, et donc le début d'une Angleterre définitivement protestante), la norme était le latin pour ce qui était du chant. Il nous reste beaucoup d'autres hymnes du même style, que ce soit par la main de Tallis, de Byrd ou de Robert White.
C'est au sein de cette même Chapelle Royale que Tallis collabore avec son probable disciple William Byrd. Né en 1540 à Londres, Byrd fut très vraisemblablement éduqué comme enfant de chœur à la Chapelle Royale et aurait ainsi appris l'orgue auprès de Tallis. Nommé en 1563 comme organiste à la cathédrale de Lincoln, il y développe son style dans beaucoup de genres, pour revenir à la Chapelle Royale en compositeur aguerri.
En 1575 les deux hommes se voient conférer conjointement par la reine Élisabeth Ière (le quatrième souverain que connaîtra Tallis) le privilège exclusif d’importer, imprimer, publier, vendre de la musique et d’imprimer du papier musique, et ce durant 21 ans. Ainsi, la même année, ils publient conjointement un livre luxueux de chants sacrés : Cantiones quae ab argumento sacrae vocantus. Ces 36 motets, bien que novateurs et fort réussis, seront hélas un échec commercial. Il faudra attendre 1589 pour que Byrd publie un autre ouvrage de motets, puis un troisième en 1591 (d'où est tiré le Haec Dies de ce programme).
Le grand motet Ad Dominum cum tribularer était précisément destiné à ce premier volume de Cantiones. Grandiose, bipartite, à 8 voix, très dense et témoin d'un savoir-faire indéniable, il resta néanmoins à l'état de manuscrit et ne fut pas publié. Il semblerait que justement Byrd l'ai jugé trop audacieux (et trop dispendieux) pour le présenter dans cet ouvrage. Du point de vue compositionnel, chaque phrase du texte possède sa propre mélodie qui, à chaque entrée de voix, se transforme en présentant des intervalles de plus en plus grands, permettant aux climax de se déployer malgré la densité des voix. La deuxième partie débute sur 4 notes descendantes sur «Heu mihi », faisant, par sa nature différente, un point de repos.

William Byrd
Beaucoup de motets composés par William Byrd durant les années 1580 et 1590 sont inspirés par la persécution des catholiques. Byrd était un récusant (c'est-à-dire un chrétien réfractaire à l'Eglise d'Anglicane) et sa position à la Chapelle Royale et le soutien personnel de la Reine l'a protégé à plusieurs reprises. Il est possible que ce psaume, avec son texte si évocateur, ait été une première expression de sa détresse même s'il est antérieur à cette période.
La joie ne quitta cependant pas Byrd, comme il nous le montre avec son Haec Dies. Ecrit comme nous l'avons vu en 1591 pour le deuxième volume des Cantiones Sacrae, c'est un véritable feu d'artifice de répliques rythmiques. La section ternaire centrale fait irrémédiablement penser à la musique italienne de l'époque où cette alternance est de plus en plus répandue. Ce n'est donc pas un hasard que ce motet soit l'un des plus connus de Byrd et le plus fréquemment chanté.
Palestrina et Gabrieli, l’approche italienne
Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525-1594) – Canticum Canticorum (1584)
Le quatrième Livre de Motets à 5 voix de Palestrina est un mystère. Bien qu'il soit un cycle de 29 motets tirés du Cantique des Cantiques, cela n'est pas mentionné sur le frontispice. Mais le plus extraordinaire à son sujet est son contenu. Durant le XVIe siècle, les textes sacrés utilisés en musique étaient généralement tirés de la liturgie. Dans ce volume, bien que les textes n'aient pas de fonction liturgique, ils sont cependant directement sortis de la Bible. De plus, l'ensemble n'est pas une collection de textes sans lien entre eux, mais un cycle complet, avec une histoire qui progresse et une subtile organisation musicale sous-jacente. Pourquoi Palestrina fut-il poussé à écrire un tel travail et comment y parvient-il ? Nous en avons un aperçu dans la dédicace au Pape Grégoire XIII qu'il vaut mieux lire en entier.

Tableau peint par Lavinia Fontana. Non daté. Collection particulière.
« Il existe beaucoup trop de poèmes d'amour faits par de nombreux auteurs, indignes de la foi et du nom de chrétiens, que de nombreux compositeurs poussés par la passion aveugle ou la corruption de la jeunesse ont voulu mettre en musique ; et, bien que leur talent soit digne de louange, leurs travaux furent un scandale particulièrement pour les hommes droits et éminents. Une fois, je fus moi-même parmi ceux-là. Mais aujourd'hui, j'en suis honteux et le regrette. Mais comme le passé ne peut être changé, ni ce qui a été fait défait, j'ai changé plutôt mes actions. Tout d'abord, j'ai illustré des textes à la louange de notre Seigneur Jésus et de sa Sainte Mère la Bienheureuse Vierge Marie, mais cette fois j'ai choisi ceux qui expriment l'amour divin du Christ pour son Epouse spirituelle : le Cantique des Cantiques de Salomon. Pour cela, j'ai utilisé un ton plus animé et intense (« aliquanto alicriore ») que dans mes autres compositions sacrées, étant entendu que cela est requis par le sujet lui-même. Quoi qu'il en soit de mon travail, j'aimerais l'offrir à votre Sainteté car je n'ai pas de doute que vous serez content de l'intention et du parti-pris, et si – et j'aimerais que cela soit le cas – j'ai réussi à vous satisfaire par mon travail, je serai alors encouragé à publier d'autres de mes travaux pour le plaisir de votre Sainteté. Puisse notre Seigneur préserver sa Sainteté Grégoire, le berger fiable et aimant de son troupeau, et le remplir de bonheur. »
Nous ne devons pas trop prendre au sérieux ces remarques au sujet de « la passion aveugle ou la corruption de la jeunesse », mais il y a peut-être un sens musical à tourner le dos au passé. Palestrina semble avoir considéré que seule la forme du motet était assez sérieuse et subtile pour ces textes extraordinaires. Il est vrai que, comparées à beaucoup de ces motets, les harmonies sont plus chaudes et le traitement de la dissonance plus audacieux. Les rythmes cachés à trois temps sont aussi plus fréquents et la musique est, comme il le dit lui-même, plus intense et animée. Mais les pièces rappellent les motets dans la structure et le sentiment, avec leur commencement selon les règles, leur usage parcimonieux de l'homophonie, les subtiles variations de texture, rythme et ambiance. La réussite de Palestrina est d'avoir fait une nouvelle synthèse profonde des pouvoirs descriptifs du madrigal et de la force formelle du motet. Une fois qu'il eut décidé de mettre le Cantique des Cantiques en musique, peut-être fut-ce ce défi technique et sa résolution qui le poussèrent à porter le projet jusqu'à son terme en dépit de toutes les difficultés. Ce qui est certain, c'est que, grâce à la bénédiction du pape, le travail échappait à la censure ecclésiastique et devint progressivement un succès.

Illustration du premier verset dans l’exemplaire manuscrit Rothschild Mahzor (Florence, 1492), Tel Aviv, musée de la Diaspora.
Les vingt années suivantes virent dix rééditions à travers l'Italie et aussi loin qu'Anvers. Elle provoqué une vogue énorme pour le Cantique des Cantiques parmi les compositeurs. Cet attrait populaire, de toute manière, n'explique pas tout. Le caractère unique du Cantique des Cantiques de Palestrina repose sur son adéquation totale à ce qu'un écrivain a appelé « l'enveloppe extérieure » du texte pendant que, en même temps, son très grand sérieux révèle quelque chose du mystère interne d'un poème qui a compté pour deux importantes religions. Il y a en lui un souffle d'éternité. C'est tout simplement un chef-d'œuvre.
Les pièces d'orgue
Les 3 versets sur le Clarifica me Pater de Thomas Tallis furent composés pour les vêpres du dimanche des Rameaux. L'écriture, basée sur l'incipit du plain-chant et tout à fait caractéristique de l'écriture contrapuntique de Tallis.
En guise de transition entre les parties anglaise et italienne, la pièce de Peter Philips permettra d'entendre ce qui fut le compositeur anglais le plus publié de son temps après William Byrd. Né à Londres vers 1560, il passera toute sa maturité artistique dans les Pays-Bas Espagnols, à Bruxelles. De ce fait, il est considéré comme appartenant à l'école flamande. Néanmoins il mettait un point d'honneur à se considérer comme anglais avant tout.
Enfin une intonatio d'Andrea Gabrieli, comme à l'époque de sa composition, permettra de présenter les caractéristiques du mode pour la pièce suivante. Andrea Gabrieli fut organiste à la cathédrale Saint-Marc, probablement le poste d'organiste le plus prestigieux du nord de l'Italie.