Le Carmel de Pontoise : magie et résonnance
Mi janvier, le Carmel de Pontoise nous accueillait pour notre Concert de Noël, et c’est avec une grande joie que nous avons réinvesti ce lieu chargé d’histoire et de mystère…
Il nous avait manqué !
- 2021 fut une année où il n’avait pas été possible d’y chanter car le fameux virus nous avait tous confinés.
- 2022 a vu se rouvrir, pour nous, les portes de ce sanctuaire à l’acoustique si particulière…
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Chanter masqué, un défi relevé !!!
Ce fut pour nous une performance que de chanter masqués !
Mais aussi pour Yannick Varlet, notre claveciniste émérite et fidèle compagnon de nos concerts…
Mais si l’on en croit les témoignages recueillis à la sortie des concerts, il semble que nous ayons réussi à déjouer les pièges de la prononciation et de la tonalité…
Merci à tous nos fidèles spectateurs, mais aussi aux nombreux nouveaux qui se sont mobilisés pour venir nous écouter. Vos applaudissements fournis nous ont fait chaud au coeur !
Après quelques réglages sur l’orgue positif par le chef en personne, le concert pouvait commencer (voir toutes les photos du concert)
Sur chaque programme, ceux qui étaient présents ont pu lire les explications judicieuses que Graham avait fournies, pour mieux comprendre ses choix et pénétrer un peu plus l’intimité de chaque compositeur dont nous interprétions les oeuvres.
Voici pour vous, ce que vous pouviez lire en attendant les 1ères notes de notre concert…
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Heinrich Schütz
Jeune contemporain de Sweelinck (et aussi de Claudio Monteverdi et de Giovanni Gabrieli), Schütz est le plus important compositeur allemand de la première partie du XVIIème siècle. A partir de l'âge de trente ans, il présida la musique à la cour du tout-puissant Électeur de Saxe à Dresde, où il resta jusqu'à sa mort (avec quelques interruptions au cours de la Guerre de Trente Ans, 1618 à 1648). Compositeur d'innombrables oeuvres dans tous les styles vocaux de son époque, maître de toute une école de compositeurs allemands, sa réputation n'est plus à faire. Un des personnages dans Une rencontre à Westphalie (Das Treffen in Telgte) de Günter Grass, (une description de l'atmosphère régnant à la fin de la Guerre de Trente Ans) le décrit ainsi : “Personne mieux que lui ne savait mettre les mots en musique ; la seule raison d'être de sa musique consistait à porter le texte, à lui donner vie, à renforcer son pouvoir expressif, à l'approfondir, à l'amplifier, à l'exalter dans toutes ses dimensions.”
Les trois oeuvres qui ouvrent ce programme, Unser keiner lebet ihm selber, Das Wort ward Fleisch et Ein Kind ist uns geboren se trouvent dans son recueil de motets allemands publié en 1648 sous le titre Geistliche Chormusik. Le texte du premier vient de l'apôtre Paul. Il s'agit d'un argumentaire assez complexe sur la nature de la relation entre Dieu et l'Homme. Les deux autres pièces sont joyeuses et affirmatives, comme il se doit pour la saison de Noël. Dans toutes les trois, Schütz concilie le style « ancien » de la Renaissance et les moyens expressifs Baroques « modernes » qui donnent vie au texte. Craignant, comme il l'expose dans la préface de son recueil, que la conversion au style italien des jeunes compositeurs allemands de l'époque n'entraîne une perte de compétence technique, Schütz les encouragera à « commencer par croquer la noix dure du contrepoint. » Et effectivement, dans ce monumental ouvrage, Schütz dressera un véritable inventaire démonstratif de toutes les techniques contrapuntiques possibles dans son entreprise « d'ordonnancement signifiant des sons. ».
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Jan Pieterszoon Sweelinck
Jan Pieterszoon (fils de Pieter) Sweelinck est né en 1562 à Deventer (Pays-Bas) où son père Pieter Swibbertszoon (fils de Swibbert) était organiste. En 1564, ce dernier fut promu à la Oude Kerk à Amsterdam, où il meurt en 1573. Quatre ans plus tard Jan lui succède à la même tribune, mais l'année suivant les nouvelles autorités calvinistes interdisent l'utilisation de l'orgue pendant les offices religieux. Toutefois Sweelinck n'est pas mis à la porte. Il devient simplement employé de la ville d'Amsterdam, son rôle consistant alors à jouer avant et après les offices religieux et de donner régulièrement des concerts d'orgue publics pendant la semaine. La bourgeoisie aisée de la ville apprécie et encourage son talent original : on augmente constamment son salaire et il jouit de privilèges particuliers. Avec le soutien de ses protecteurs il peut ainsi faire paraître de magnifiques éditions de ses oeuvres vocales soit en tout 254 chansons, madrigaux, motets, et l'intégralité des 150 psaumes.
Face à cette importante production vocale plébiscitée par ses contemporains, il est donc curieux que Sweelinck soit aujourd'hui particulièrement reconnu pour ses brillantes compositions pour clavecin et orgue, oeuvres jamais publiées de son vivant et qui étaient réservées à un petit cercle d'élèves et de collègues. Mais sa renommée comme organiste virtuose s'étendait au-delà des frontières : un grand nombre d'élèves flamands et allemands viennent à Amsterdam pour prendre des leçons avec lui, parmi lesquels de futurs musiciens de grande renommée comme Jacob Praetorius, Samuel Scheidt et Heinrich Scheidemann. Sweelinck est donc le lien « clé » entre l'école de clavier des compositeurs anglais (particulièrement William Byrd et John Bull) et la floraison de l'école d'orgue nord-allemande qui s'est développée jusqu'à la mort de J.S. Bach.
Le Geistliche Kormusik : Les motets pour la Nativité
Les neuf motets pour la Nativité constituent un ensemble remarquable parmi les trente-sept motets qui constituent le recueil des Cantiones Sacræ quinque vocum publié en 1619 à Anvers par la célèbre maison d'édition Phalèse (qui avait déjà publié un quart de siècle plus tôt un certain nombre de ses chansons à cinq voix). Les motets des Cantiones semblent avoir été composés à la demande des riches catholiques habitant à Amsterdam, qui soutenaient financièrement leur publication.
Nous donnons cinq de ces motets de Noël, commençant avec le seul composé sur un texte extrait de l'ancien testament (prophétie d'Isaïe) : Ecce virgo concipiet et pariet filium (« Une Vierge concevra et enfantera un fils »). Suivant la tradition polyphonique de Palestrina, chaque phrase du texte possède son thème mélodique et sa propre texture, de l'annonce au début (« Ecce ! ») jusqu'aux joyeuses gammes (« filium ») et une nouvelle harmonie réservée pour le climax (« Emmanuel »).
Angelus ad pastores aït (« L'ange dit aux bergers ») commence dans une façon similaire, avec l'annonce des anges (démarrée bien sûr par les voix aigües) en alternance aux différentes parties. Mais au texte annuntio vobis (« je vous annonce ») la musique devient homophonique et, peut-être en prévision de la Trinité, en rythme ternaire. Gaudium magnum (« une grande nouvelle ») est rythmé et joyeux. Nous avons quitté le monde Renaissance de Palestrina pour atteindre celui (Baroque) de Monteverdi, où la musique répond instantanément à la moindre inflexion du texte. La suite est plus polyphonique, avec une longue montée en intensité vers les mots clé Salvator mundi – « le sauveur du monde » – avant d'initier, comme dans tous ces motets, moults alléluias (on en compte plus que 100 dans ces 5 motets !)
Ab oriente venerunt Magi (« D'Orient sont venus des mages ») est peut-être le chef-d'oeuvre de la collection. Au début Sweelinck utilise ce que l'on appelle la technique du double thème : deux brèves phrases pour les deux sections du texte – Ab Oriente et venerunt Magi qui sont combinés l'une avec l'autre dans un mode étrange – l'hypodorien (similaire mais sensiblement différent à notre mode mineur) – sans doute pour donner une impression de l'exotisme de ces étrangers venus de loin. Ici l'accord « clé » est réservé pour la phrase adorare Dominum. L'étrangéité revient dans les sections suivantes en trio, sur le texte apertis thesauris (« ils ouvrirent leurs coffres »), où Sweelinck parvient à suggérer musicalement le geste de l'ouverture, tandis que pretiosa est mis sur une variante du thème initial. La seconde partie est une description des trois dons – l'or, l'encens et la myrrhe. La polyphonie est encore plus dense : la construction ressemble beaucoup aux lettres (aleph, beth etc.) mis en musique dans les Lamentations de Jérémie par beaucoup de compositeurs du 16ème siècle, avec une texture quasi-instrumentale, comme pour un consort de violes. Ainsi Sweelinck transforme un motet de joie en méditation calme et songeuse. Le tournoiement de l'encens est suggéré par un simple mouvement rapide, tandis que la myrrhe est dépeinte par un petit motif syncopé, peut-être comme souvenir de la mort qu'elle préfigure. Bien sûr, le motet se termine avec plusieurs alléluias.
Le plus ardent des motets de Noël est certainement Hodie Christus natus est (« Aujourd'hui le Christ est né »), avec ses trois entrées de ténors sur Hodie suivies par les autres voix, son alternance de parties binaires et ternaires, et l'exubérance des répétitions non seulement d' « alleluias » mais aussi de « noés » (noël). Gaude et laetamini joue de la même atmosphère, et déploie toutes les techniques de contrepoint de l'époque pour préparer le climax, en rythme ternaire et homophonique, au texte in exultatione, qui mène à son tour aux inévitables alléluias.
Les Psaumes
La Réforme “démocratise” la musique religieuse, en confiant l'exécution, jusque-là réservée aux chantres, à l'assemblée des fidèles. Il en résulte dans l'église luthérienne l'immense trésor des chorals aux mélodies simples à mémoriser et à chanter, la congrégation répondant à l'officiant en langue vernaculaire. Chez les calvinistes (au pouvoir à Amsterdam à partir de 1578) l'ensemble des 150 psaumes de David, traduits en langue française par Clément Marot et Théodore de Bèze et publié sous le nom de Psautier de Genève était chanté en l'espace de six mois, soit deux fois par an, partagé entre les offices des dimanche matin, après-midi et mercredi, tant dans les lieux de culte qu'à l'école ou en famille, associé à la lecture de la Bible.
Exclu du culte proprement dit, Sweelinck a pour tâche de jouer avant et après une musique basée sur ces nouvelles mélodies du Psautier de Genève – et de jouer de l'orgue régulièrement en public pendant la semaine. Il est donc naturel que Le Psautier soit la base de ses quatre recueils de 153 psaumes (trois des 150 psaumes mis en musique deux fois), ce qui explique qu'ils sont tous en français, la langue de Marot et de Bèze. Rappelons également que le français est alors la langue couramment employée par la classe sociale supérieure cultivée d'Amsterdam. La plupart des psaumes de Sweelinck ont été écrit pour les Collegia Musica, organisations qui regroupait musiciens professionnels et amateurs de talent des classes – semblable au Collegium Musicum à Leipzig, pour lequel Bach a écrit la plupart de ses oeuvres instrumentales et cantates profanes un siècle plus tard.
Comme grand maître de la polyphonie dans sa phase ultime, dans les trois psaumes donnés ce soir, Sweelinck utilise les différentes phrases de la mélodie pris du Psautier comme base, exactement comme il le fit dans les motets latins. Sa priorité est l'elaboratio – sa façon de faire – plus que l'inventio – le matériel de base – à l'opposé de ce qui est normalement considéré aujourd'hui comme la marque d'un bon compositeur. Ainsi, Sweelinck s'inscrit avec force dans la grande tradition humaniste du 16ème siècle.
Las ! en ta fureur aigue (Psaume 38) est un psaume de pénitence, très polyphonique. Or sus, serviteurs du Seigneur (Psaume 134) est plus joyeux, et donc plus homophonique et rythmé que contrapuntique, la même différence de ton observée dans les motets de Noël. Or laisses, Createur, en paix ton serviteur (en deux parties) n'est pas un psaume, mais se trouve à la fin du premier recueil de psaumes de Sweelinck (il en a publié quatre). Aussi connu sous le nom du Cantique de Siméon (en latin, le Nunc Dimittis), il convient parfaitement à la saison de Noël.
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Francis Poulenc
« Ses harmonies étaient celles de tout le monde, mais il en usait comme personne. » – Bernard Gavoty
« Il est impossible d'entendre une mesure de Poulenc sans reconnaître Poulenc. » – Pascal Rogé
« En Poulenc, il y a du moine et du voyou. » – Claude Rostand
Aussi inspiré par Babar que par les poèmes d’Apollinaire, Francis Poulenc est un compositeur qui ne suit qu'une seule règle : la sienne. Il y a deux Francis Poulenc. Celui de ses jeunes années, le Poupoule amateur de guinguettes et de music-hall, compositeur du ballet érotique Les Biches (1923) et des Chansons Gaillardes (1926). Mais ce Francis libertin doit bientôt cohabiter avec un double plus sérieux et, surtout, très croyant.
C'est suite à un pèlerinage qu'il effectue à Rocamadour en 1936, après le décès accidentel de son ami le compositeur Pierre-Octave Ferroud (pour qui il composera les Litanies à la Vierge Noire), que Poulenc retrouve la foi catholique profonde de son père. Dès lors, de nouveaux sujets s'ajoutent à sa liste d'inspirations : la religion, d'une part, mais aussi l'angoisse, la mélancolie et, plus tardivement, la mort.
Après les Motets pour un temps de pénitence de 1938 sur des textes de la Semaine Sainte, la mélancolie viendra un temps plus apaisé lors de séjours en Touraine et en Provence. C'est là, en 1951-2, qu'il écrira les Quatre Motets de Noël, dans lesquels se ressent un émerveillement enfantin reflété par des harmonies plutôt simples et des phrases courtes, air imprégné de mystère et de joie.
Notes de programme réalisées par Graham O'Reilly et Jean-Pierre Marchand
Et un extrait de notre programme, « Gaudium »