Retour au Carmel pour ces concerts d’hiver !
Deux horaires sur un week-end musical : nos concerts ont eu lieu les 13 et 14 janvier dans l’ambiance recueillie mais néanmoins festive des grands compositeurs italiens chers aux baroqueux.
Voir l’article paru dans la gazette du Val d’Oise à cette occasion.
« La société dans laquelle nous vivons est celle de l'Europe : un groupement d'états-nations, chacun avec sa propre histoire, mais qui se rassemblent pour le plus grand bien lorsqu'il s'agit de moments cruciaux. Au 17ème siècle, cette impulsion fédératrice provient de l'Italie, la source de toute la création musicale du Baroque. A des degrés différents, elle influence la musique de tous ses voisins… » dixit notre chef de choeur et musicologue Graham O’Reilly.
Presque toutes les œuvres de ce concert étaient destinées à être chantées dans la Chapelle Sixtine à Rome. Elles ont été choisies parce qu'elles figurent dans un manuscrit hors du commun qui se trouve à présent à la Bibliothèque Nationale de France. Les paragraphes qui suivent racontent le cheminement de ce manuscrit.
Comment un français, Louis-Hippolyte Mesplet, devient un personnage-clé pour la musique baroque italienne…
Le 10 février 1798, l'armée d'Italie a envahi Rome, qui faisait à l'époque partie de l'état pontifical sous l'autorité du Vatican. Le Pape, Pie VI, qui refusait de renoncer à son autorité temporelle, est fait prisonnier et dix jours plus tard fut évincé à jamais de Rome. Immédiatement les envahisseurs français ont déclenché leur procédure habituelle en nommant des commissaires (inspecteurs) chargés des objets d'Art, qui avaient pour mission d'évaluer les œuvres d'art et d'en rapporter les plus belles en France afin de les « préserver pour la civilisation ».
L'un de ces fonctionnaires qui accompagnaient les forces armées était un certain Louis Mesplet, âgé de 31 ans à l'époque. Ses origines modestes ne lui permettaient pas d'accéder au rôle de commissaire aux côtés de personnages aussi illustres que Vivant Denon, qui fonda plus tard le Musée du Louvre, ou Gaspard Monge qui, lui, fonda l'École Polytechnique. Mesplet avait pour principale mission de financer la provision de fourrage pour les chevaux. Mais un des trésors du Vatican était ses archives de musique, utilisées à l'époque par trois chœurs pontificaux différents – de la Basilique St Pierre (la Cappella Giulia), la Cathédrale Saint Jean de Latran (la Cappella Pia), et la Chapelle Sixtine (le Collegio dei Cappellani Cantori della Cappella Pontificia). Aucun des commissaires n'avait l'expertise ni même la curiosité de s'en occuper – pas même le célèbre violoniste Rodolphe Kreutzer – mais l'on savait certainement déjà que Mesplet possédait une grande connaissance de ces choses. Son intérêt – extrêmement rare en France au XVIIIe siècle – date peut-être de quand il fut garçon de chœur de la Maîtrise de la Collégiale St Pierre à Lille. Faute de mieux, donc, il en est devenu responsable, le jour même où le pape a été évincé de la ville.
Sa première action fut d'organiser un immense concert au Vatican avec tous les musiciens de Rome. Le programme prouve à quel point il aimait déjà la musique et le chœur de la Chapelle Sixtine, comme le montre le témoignage de Giuseppe Baini, qui serait plus tard maestro du chœur papal.
La première pièce fut l'Ouverture d'Iphigenia de Cav. Cristoforo Gluck, qui, sous l'excellente direction de M. Mesplet, fut exécutée de manière exquise… La seconde pièce fut le Benedictus qui venit in nomine domini pour quatre voix solistes – deux sopranes, alto et ténor de la Missa Assumpta est de Giovanni Pierluigi [da Palestrina]. Le Vatican résonnait encore au son du grand orchestre et des harmonies explosives de ce restaurateur bohémien de la musique dramatique, et quatre de nos chanteurs (…) se préparaient à entamer le Benedictus. Tous les chanteurs de notre chapelle, y compris moi-même, pâlissions, et nous nous disions à voix basse, « quel arrangement malheureux » ; après une composition tragique d'une telle profondeur, interprétée par un si grand orchestre avec tant d'émotion, quel effet pourrait avoir un Benedictus avec seulement quatre chanteurs ? Après de la musique moderne composée par un génie flamboyant, que pouvait-on espérer d'une toute petite pièce qui datait de plus de deux cents ans ? … Mais les quatre hommes désignés pour chanter la pièce avaient déjà commencé. Au bout de la deuxième note les auditeurs étaient émerveillés : tous semblaient être transportés dans un nouvel univers sous des nouveaux cieux et sur une nouvelle terre ; de nouvelles mélodies, de nouvelles harmonies, de nouvelles progressions ; nous, les chanteurs de la Chapelle, avions du mal à reconnaître le Benedictus pourtant si souvent entendu. Sont-ce des anges qui chantent ? Sont-ce des hommes ? Est-ce de la musique humaine ? Est-ce une divine succession de sons imperceptibles ? Les auditeurs étaient en extase. A la dernière cadence inattendue, les applaudissements exaltés retentirent. La grande salle et les salles alentours résonnèrent d'un engouement inouï pour la combinaison innovante de toutes ces musiques, jamais on n'avait entendu une juxtaposition si originale de styles, et tout le monde a dû admettre que cette musique était celle de l'esprit et du cœur, et qu'elle était de loin supérieure à l'Ouverture, tout comme l'Ouverture était supérieure aux sons vulgaires des nations barbares.
On peut bien imaginer la réaction des chanteurs de la chapelle pontificale quand Mesplet a choisi un extrait de leur répertoire précieux – les messes de Palestrina – pour son concert et, qui plus est, qu'il a convaincu un public hétérogène que l'idée était bonne. Quoi que l'on pensât de cet inconnu qui est arrivé par hasard à la conservation de leurs archives musicales si précieuses, il s'est fait une réputation non seulement comme musicien accompli mais aussi comme amateur et fin connaisseur de leur musique.
Mais ce n'était pas tout. Le chœur de la Chapelle Sixtine avait pour seule fonction de chanter pour le pape. Ils l'accompagnaient même en déplacement dans d'autres églises, supplantant tous les autres chœurs en place. Mais pas de pape, pas de travail, et pas de travail, pas de salaire. Se rendant compte que beaucoup de ses nouveaux amis étaient en difficulté financière, Mesplet leur a trouvé de l'argent, et en a sans doute sauvé plus d'un de la famine.
Plusieurs sources attestent de ses actions charitables, mais la plus éloquente est peut-être le peintre français Jean-Auguste-Dominique Ingres, qui a connu Mesplet après son retour à Paris au début des années 1800. Après avoir gagné le Prix de Rome, Ingres s'est installé à Rome en 1806 pour étudier. Grand amateur de toutes sortes de musique (songeons au violon d'Ingres) il assistait à tous les offices de la Semaine Sainte dans la Chapelle en 1807, et s'est lié d'amitié avec quelques-uns des chanteurs. Il raconte dans une lettre :
Une chose dont je me plais à vous faire part et qui fait honneur au bon cœur de Mesplet qui, lors de son voyage à Rome, a rendu les plus grands services à ces pauvres chanteurs de la chapelle du pape qui étaient sans pain. Ces bonnes gens, en nous montrant leur bibliothèque musicale et au moment où j’allais leur parler de Mesplet, m’ont prévenu. Ils ont été enchantés de voir en moi l’ami de leur bienfaiteur, c’est ainsi qu’ils le nomment, les larmes aux yeux de reconnaissance … et moi en mon particulier j’en suis enchanté, sans que cela m’étonne de Mesplet parce que je lui connais un excellent cœur. Je me fais une fête de lui écrire à ce sujet …
Nous savons qu'Ingres a bien écrit à Mesplet au sujet de sa rencontre avec les chanteurs, car, s'étant appauvri depuis, Mesplet lui aurait demandé d'obtenir une attestation des autorités du Vatican certifiant qu'il avait bien conservé les archives. Les chanteurs n'ont pas hésité à lui rendre ce service, avec ce témoignage trouvé parmi les effets de Mesplet après sa mort en 1831.
En témoignage à la vérité, nous les soussignés, chanteurs de la chapelle du Révérend Collège de la Chapelle Pontificale, déclarons entièrement et de bonne foi que nous nous rappelons très bien que, quand l'armée française a occupé cet état pontifical en l'année 1798, il s'est avéré que l'un des Commissaires qui s'est occupé des Beaux-Arts fut le très admirable Signor Mesplet, qui possédait, en plus de sa grande connaissance, une expertise particulière de la science de la musique. Cette personne très respectée s'est donnée comme mission de conserver scrupuleusement tous les livres de musique (…) de la Chapelle Pontificale ; quand il était à Rome il a gardé les clés et à son départ les a remises à deux des chanteurs, qui ont constaté que rien ne manquait. Par conséquent, pour l’amour de la justice et pour la gratitude, nous croyons devoir rendre au Signor Mesplet le présent témoignage, sous sa forme la plus authentique, muni du sceau de Notre Collège, et signé de nos propres mains.
En fait les chanteurs avaient déjà remercié Mesplet d'une autre manière, en lui offrant en cadeau d'adieu un manuscrit de leur précieux répertoire, avec l'inscription : « Pour le divertissement du citoyen Mesplet, Amateur et connaisseur de la vraie musique » (Per divertimento del Cittadino Mesplet, amatore e conoscitore della vera musica). Il contient 21 pièces, dont certaines que vous entendrez ce soir. Toute la musique de ce programme, à l'exception du premier morceau – le motet de Viadana – en est extraite. Certaines de ces 21 pièces sont inconnues ailleurs (les œuvres de Filippo Ciciliani and Giuseppe Antonio Bernabei ont été transcrites spécialement pour ce concert, et vous assistez certainement à leur création en France). D'autres jettent une lumière toute nouvelle sur des pièces très connues, chantées pendant la Semaine Sainte : le manuscrit contient les premières mentions des ornements que les chanteurs de la Chapelle ajoutaient à l'interprétation du célèbre Miserere d'Allegri. L'une des pièces est très personnelle : entre la page de titre et la musique du Veni Creator Spiritus que nous chantons ce soir, le compositeur Ciciliani, qui a très probablement transcrit tout le manuscrit, a ajouté au texte un Canon a Tre retrograde : « Si tu es un défenseur pour nous, la Musique revivra » [Se difensore tu sei per noi ancor la Musica ravviverà]. Le choix du texte, habilement illustré par le canon rétrograde, n'est sûrement pas sans signification.
Palestrina, Ciciliani, Bernabei, et les autres…
Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525-1594) a composé 104 messes au total. La Missa Qual è il più grande Amor, publiée dans son 12e volume de messe, est une des rares à être basée sur un madrigal profane, de Cipriano da Rore, et également une des rares à avoir deux parties de soprane. À l'époque c'était une technique moderne qui, avec la tonalité majeure, lui confère une ambiance éclatante. Elle est néanmoins très compacte et complète, surtout dans les mouvements qui contiennent le plus de texte (le Gloria et le Credo). Le thème triadique (deux tierces montantes en succession) domine tous les mouvements, sans doute représentant le défi technique que Palestrina s'est imposé dans sa composition. Dans ce concert nous présentons la messe intercalée avec les autres œuvres, comme elle l'aurait été pendant l'office. Les autres œuvres de Palestrina dans ce programme, Veni sponsa Christi et Salvatorem expectamus, sont aussi dans un mode très vif et rythmique.
Filippo Ciciliani (1757-1815) était chanteur soprano et a intégré le chœur pontifical en 1778. Son Veni Creator Spiritus est l'arrangement d'un hymne exécuté à la Pentecôte, et aussi « chanté lors de l’entrée en conclave à la chapelle Sixtine ». Pie VI en aurait été très impressionné lors de sa création en 1790. L'influence de Palestrina est évidente, même si ce motet fut composé presque deux siècles après sa mort (à la Chapelle Sixtine, les styles et les techniques tardaient à évoluer), quoique certaines de ses séquences harmoniques sont le signe de l'époque plus tardive. Les sept versets de l'hymne sont très différents: les second et dernier sont à trois temps rapide, au verset 3 le cantus firmus grégorien de l'hymne se fait entendre dans la partie basse, et au verset 4 Ciciliani s'inspire du texte (“Soutiens la faiblesse de notre corps / Par ton éternelle vigueur!”) pour s'adonner à un figuralisme évident.
Ercole, le père de Giuseppe Antonio Bernabei (1649-1732), avait été maestro de la Cappella Giulia avant de partir pour Munich, où Giuseppe Antonio a passé la plus grande partie de sa propre carrière. Son Ave Regina Cælorum à 7 voix est un tour de force polyphonique, avec trois canons plus une septième partie ad libitum. Les doubles parties identiques de soprane, alto et basse se suivent à une mesure d'écart, alors que les ténors chantent une 7e partie libre. Il fut publié dans le monumental Esemplare o sia Saggio Fondamentale Pratico, de Padre Martini, paru à Bologne entre 1774 et 1776, qui contient de multiples exemples de techniques de composition. Pas moins de sept œuvres dans le manuscrit de Mesplet furent recopiées de l'Esemplare. Ciciliani l'a sans doute obtenu pour approfondir sa propre technique, et pour transmettre un peu de son savoir à son nouvel ami français.
Il n'y avait pas d'instruments dans la Chapelle Sixtine, pas même d'orgues. Le chant était donc sans accompagnement – a cappella, ou alla cappella, sans doute une abréviation de alla cappella sistina – « comme dans la Chapelle Sixtine ». Notre programme est donc a capella, mais il est probable que le motet de Viadana Hodie nobis cœlorum Rex eût été accompagné par une basse continue jouée sur l'orgue dans un autre lieu, étant donné qu'en 1602 Viadana a été le premier à publier un volume de musique qui comprenait une basse continue. De plus le style de l'écriture musicale est très instrumental. Viadana fait partie de ces compositeurs connus de nos jours du nom de sa ville natale – il s'appelait en vérité Ludovico Grossi. De même, Giovanni Pierluigi est connu de nos jours par le nom de son lieu de naissance, la petite ville de Palestrina, à environ 40 km à l'est de Rome.